VIII
LA POURSUITE

Le lieutenant Charles Palliser se dirigea vers l’habitacle, puis leva les yeux pour observer la flamme.

Comme pour confirmer ses craintes, Slade dit sourdement :

— Le vent refuse, monsieur, et il mollit.

Bolitho observait le second : quelle différence de comportement avec Dumaresq ! À bord de la Destinée, le capitaine s’occupait de tout, jusques et y compris la promotion de deux matelots. Les problèmes de ravitaillement en eau, les visites au vice-roi, toutes ces choses ne disaient à peu près rien à l’équipage. Bolitho savait pourtant qu’une seule chose comptait pour Dumaresq : le refus d’Egmont et sa fuite précipitée sur le Rosario. Sans Egmont, Dumaresq n’avait plus qu’une solution, en référer à l’autorité supérieure. Et, le temps de recevoir d’autres instructions, l’oiseau se serait envolé pour de bon.

Slade avait vu le brick s’éloigner dans le nord-nordet après avoir paré la pointe. Egmont faisait route en suivant la côte, sans doute vers les Antilles. La vie risquait d’être fort inconfortable pour sa charmante épouse à bord d’un bâtiment d’aussi faible tonnage.

Palliser s’approcha de lui. Sur le pont minuscule du brigantin, il paraissait encore plus gigantesque. Pourtant, il avait l’air fort satisfait, contrairement à son habitude. Débarrassé de la tutelle de son capitaine, il pouvait agir à sa guise. À supposer du moins qu’il ne perdît pas le Rosario, éventualité qu’il ne convenait pas d’exclure avec ce vent qui tombait.

— Nous avons un atout, dit-il à Bolitho, ils ne s’attendent pas à être poursuivis.

Il leva les yeux, l’air irrité : cette misaine qui faseyait et pendait lamentablement, et les hommes qui souffraient de la chaleur…

— Foutu vent ! Mr Slade prétend que le brick va suivre la côte, et si le vent ne tourne pas, je veux bien le croire. Nous allons continuer ainsi, changez les vigies aussi souvent que vous le jugerez nécessaire et vérifiez les armes. Et ne fatiguez pas trop les hommes, ajouta-t-il, croisant les mains dans le dos.

Il sourit devant l’air interrogateur de Bolitho.

— Il va falloir les mettre aux avirons dans peu de temps, j’ai l’intention de remorquer l’Héloïse, et ils auront grand besoin de leurs muscles !

Bolitho le salua et se dirigea vers l’avant. Il aurait dû s’en douter. Mais il fallait bien reconnaître une qualité à Palliser : cet homme pensait à tout.

Jury et Ingrave l’attendaient près du mât de misaine. Jury était tendu, mais Ingrave, plus vieux d’un an, semblait ravi de ne plus servir de secrétaire au capitaine.

Il reconnut d’autres visages familiers parmi les hommes choisis par Palliser : Josh Little et sa grosse bedaine, Ellis Pearse, bosco aux sourcils broussailleux, qui avait été aussi content que lui lorsque Murray s’était échappé. C’est Pearse qui aurait dû lui donner le fouet, alors que c’était un ami de toujours. Plus l’inévitable Stockdale, bien entendu, ses bras énormes croisés sur la poitrine et qui contemplait le pont. Il revoyait peut-être le combat au corps à corps qui avait opposé Bolitho et le patron.

Dutchy Vorbink, gabier volant, était aussi des leurs. Il avait quitté la Compagnie des Indes orientales pour une vie beaucoup moins bien payée sur un bâtiment de guerre. Comme il parlait assez mal anglais, personne ne savait exactement ce qui l’avait poussé à agir ainsi.

D’autres visages lui étaient beaucoup plus familiers : visages durs, marqués par la vie, marins capables aussi bien de donner le meilleur d’eux-mêmes que de tomber sur un camarade pour un mot de travers.

— Monsieur Spillane, lui ordonna Bolitho, allez vérifier le coffre des armes et dressez-en une liste. Little, allez faire un tour au magasin – il jeta un œil aux quelques pierriers, dont deux venaient de la Destinée : Il y a à peine de quoi faire la guerre.

Sa dernière remarque suscita quelques rires et Stockdale murmura entre ses dents :

— Il y a encore des prisonniers en bas, monsieur.

Bolitho le regarda. Il avait totalement oublié l’équipage de l’Héloïse. Tous ceux qui avaient échappé à la mort et n’étaient pas trop blessés avaient été enfermés dans la cale. Ils ne pouvaient guère leur faire courir de risque, mais, en cas d’engagement, il faudrait avoir l’œil.

Little sourit largement, dévoilant une bouche passablement ébréchée.

— Faut pas vous faire de souci, m’sieur, je les ai confiés à Olsson. Et j’crois pas qu’ils se risqueront trop à le titiller !

Bolitho acquiesça. Olsson était un Suédois à moitié toqué. Ses yeux bleu délavé en disaient assez sur son caractère. C’était un bon marin, qui connaissait parfaitement son métier. Mais Bolitho se souvenait encore de ses cris de dément lorsqu’ils avaient pris le brigantin à l’abordage.

— Effectivement, j’y réfléchirais à deux fois si j’étais à leur place, fit-il en souriant.

— Et ce maudit vent qui tombe encore, grommela Pearse en regardant les voiles qui pendaient désespérément contre les vergues.

Bolitho s’approcha de la lisse et se pencha pour regarder l’eau bleue. Quelques risées faisaient comme des sillages de poissons sous l’étrave. Le brigantin se laissait doucement bercer par la houle, les voiles et les poulies grinçaient lamentablement.

— Armez les embarcations ! ordonna Palliser qui se tenait près du timonier.

Dans un martèlement de pieds nus, les hommes mirent à l’eau le canot, d’autres descendirent dans l’annexe de la Destinée qu’ils avaient prise à la remorque.

Passer les toulines leur demanda un certain temps et le travail harassant de galérien put commencer.

Ils ne pouvaient guère espérer avancer très vite, mais cela épargnerait au moins à l’Héloïse de trop tomber sous le vent. Dès que la brise reviendrait, ils seraient parés.

Bolitho vint se placer entre les bossoirs pour surveiller les deux embarcations. Les remorques se tendaient et mollissaient, au rythme des nageurs.

Little hochait tristement la tête.

— Mr Jury n’est pas fait pour ça, monsieur, faudrait user d’autres moyens avec ces bons à rien.

Et Bolitho voyait certes bien la différence entre les deux canots. Celui de Jury ne halait guère, les avirons manquaient d’ensemble. Mais celui d’Ingrave déhalait hardiment, et Bolitho en connaissait parfaitement la raison : Ingrave n’était pas un foudre de guerre, mais il se savait observé par ses supérieurs. Il n’hésitait donc pas à user de la garcette pour encourager son équipage.

Bolitho retourna à l’arrière.

— Je ferai relever les hommes toutes les heures, dit-il à Palliser.

— Parfait.

Palliser allait du compas aux voiles.

— On gagne un peu au vent, mais ce n’est sûrement pas la faute du canot sous le vent.

Bolitho se tut. Il savait trop bien ce que cela représentait pour un aspirant de se voir confier une besogne aussi désagréable. Dieu soit loué, Palliser ne jugea pas bon d’insister. Bolitho s’étonnait lui-même de sa nouvelle assurance : il avait décidé tout seul de faire relever les hommes des canots, sans rien demander au second, et il n’avait pas pipé. Au fond, Palliser était fait du même bois que Dumaresq, dans un genre différent : tous deux savaient s’y prendre pour obtenir exactement ce qu’ils voulaient de leurs subordonnés.

Slade, la main devant les yeux, observait le ciel. Voilà quelqu’un qui ne rêvait que promotion, et de cet homme impossible aussi Dumaresq savait comment tirer le meilleur. Cela le servirait en retour. Palliser lui-même rêvait commandement, et cet intérim sur l’Héloïse ferait bon effet dans son calepin.

Toute la journée durant, les embarcations déhalèrent le brigantin. Pas l’ombre d’un souffle pour redonner vie aux voiles qui pendaient, pitoyables, à leurs vergues, comme aux hommes que l’on venait de relever dans les canots. Ils étaient trop épuisés pour faire autre chose qu’avaler la double ration de vin que Slade avait dégotée dans la cambuse, avant d’aller s’écrouler.

Les officiers et les aspirants avaient trouvé refuge dans la chambre. Elle était certes exiguë, mais incomparablement plus confortable que l’entrepont. Là au moins, ils avaient un abri contre la chaleur et pouvaient résister à la dangereuse tentation de boire sans arrêt.

Palliser dormait, Slade était de quart. Bolitho alla s’asseoir à la petite table. Il dodelinait de la tête, mais faisait des efforts démesurés pour rester éveillé. En face de lui, les lèvres gercées par le soleil, Jury, la tête dans les mains, regardait dans le vague.

Ingrave avait repris son poste à bord d’une embarcation, mais son autorité ne servait plus à grand-chose.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Bolitho.

— Epuisé, monsieur, fit Jury avec un triste sourire.

Il se redressa et secoua un peu sa chemise trempée de sueur.

Bolitho lui tendit une bouteille.

— Buvez donc un peu – et, le voyant hésiter : Si vous préférez, je vous renverrai dans le canot, cela vaudra toujours mieux que de rester ici à ne rien faire.

Jury se servit un verre de vin.

— Non, merci monsieur, mais j’irai quand on m’appellera.

Bolitho sourit en repensant à l’idée qu’il avait eue : envoyer Stockdale avec l’aspirant. Un seul geste de lui suffirait à couper court à toute velléité d’indiscipline ou de relâchement. Jury avait besoin qu’on le forçât à prendre de l’assurance, cela lui serait précieux plus tard.

— Je, euh… monsieur, je pensais – il n’osait pas le regarder… C’est au sujet de Murray : vous croyez qu’il va s’en tirer ?

Bolitho réfléchit un instant. Même cela réclamait de lui un effort démesuré.

— Peut-être bien, mais à condition qu’il s’éloigne de la côte. J’ai connu des hommes qui avaient fui la marine et étaient revenus plus tard sous un autre nom. Mais cela peut être dangereux. La marine est une grande famille, il y a toujours quelqu’un pour reconnaître un visage et faire le rapprochement.

Il pensait à Dumaresq et Egmont, liés indissolublement par le père du capitaine.

— Je pense souvent à lui, reprit Jury, à ce qui s’est passé sur le pont…

Il leva les yeux, comme s’il s’attendait à entendre les cliquetis de l’acier, les cris de désespoir des hommes serrés de près.

— Je suis désolé, fit-il en regardant Bolitho, on m’a dit de ne plus penser à ça.

Il y eut des cris et un ordre fusa :

— Relève des canots !

Jury se leva.

— On m’a dit la même chose lorsque j’ai rejoint la Destinée, répondit Bolitho. Et j’ai autant de mal que vous à m’y faire.

Il resta assis, écoutant les bruits des canots que l’on ramenait le long du bord pour la relève, le fracas des avirons.

La porte s’ouvrit, Palliser entra, courbé en deux comme un homme blessé, et vint s’écrouler sur une chaise.

— Ce salaud est en train de m’échapper, dit-il d’une voix neutre, c’est bien la peine d’avoir tenu aussi longtemps.

Bolitho trouvait poignant que Palliser ne s’efforçât même plus de cacher sa déception. Il fit glisser la bouteille :

— Prenez donc un peu de vin, monsieur.

Palliser semblait perdu dans ses pensées. Il finit par sourire et saisit un verre.

— Pourquoi pas, Richard, pourquoi pas ?

Et il remplit son gobelet à ras bord.

Ils restèrent là tous deux sans mot dire, buvant une gorgée de temps en temps. Le vin était tiède comme du lait.

Bolitho finit par sortir sa montre :

— Encore une heure à déhaler et puis on rentre les embarcations pour la nuit, monsieur ?

Palliser était ailleurs et mit longtemps à répondre.

— Oui, lâcha-t-il enfin, de toute manière, il n’y a rien d’autre à faire.

Bolitho était saisi par le changement qu’il constatait chez lui, mais savait également qu’il valait mieux ne pas essayer de l’aider, car le répit serait de courte durée.

La grande carcasse de Little s’encadra dans la porte :

— Vous d’mande pardon, m’sieur, mais Mr Slade vous envoie ses respects et fait dire qu’on entend du canon dans l’nord !

Une bouteille de vin roula sur le pont et vint s’écraser contre la cloison.

Hébété, Palliser regardait fixement la bouteille. Même assis, sa tête touchait les barrots.

— Le vent ! s’exclama-t-il enfin, ce foutu, ce sacré vent ! – il se précipita dehors : Ce n’est pas trop tôt !

Bolitho sentit la coque vibrer, comme réveillée d’un long sommeil. Il se précipita à la suite de Palliser, étouffant un cri lorsque son crâne cogna un boulon.

Là-haut, les hommes regardaient sans y croire la misaine gonflée qui se débattait contre la vergue.

— Rappelez les embarcations ! cria Palliser, paré à remettre en route !

Il surveillait en même temps le compas, la flamme que l’on distinguait à peine sur le fond d’étoiles.

— Le vent a légèrement tourné, annonça Slade, il est venu au suroît.

Palliser se caressait pensivement le menton.

— Vous avez entendu du canon ?

— Sans aucun doute, monsieur, je dirais que c’est du petit calibre.

— Bien. Dès que les canots seront à bord, remettez en route bâbord amures, cap nord-noroît.

Puis il s’écarta pour laisser passer les hommes qui rejoignaient leurs postes.

Bolitho résolut de mettre à l’épreuve leurs nouvelles relations :

— Vous n’attendez pas la Destinée, monsieur ?

Palliser leva la main pour le faire taire : des coups de canon assourdis dans le lointain.

— Non, monsieur Bolitho, répondit-il sèchement, je ne l’attendrai pas. Même si le capitaine a réussi à appareiller et en admettant qu’il ait des vents plus favorables que nous, il ne me pardonnerait pas d’avoir laissé échapper les preuves dont il a le plus grand besoin.

— Les embarcations sont saisies, monsieur ! annonça Pearse.

— Du monde aux écoutes, paré à border !

Les voiles se tendirent sous la poussée du vent et le brigantin prit son erre dans un friselis d’écume blanche.

— Faites masquer les feux, Pearse, je ne veux rien voir qui trahisse notre présence !

— Tout pourrait bien être terminé avant l’aube, monsieur, suggéra Slade.

— Vous dites n’importe quoi ! le coupa Palliser. Il est attaqué, sans doute par des pirates. Ils ne vont pas se risquer à le prendre à l’abordage dans l’obscurité – il se tourna pour chercher Bolitho : Ce n’est pas comme nous, pas vrai ?

Little hocha la tête en poussant un énorme soupir dans la figure de Bolitho : on aurait dit un courant d’air sorti d’une cave.

— Par Dieu, monsieur Bolitho, on a fini par avoir de la chance !

Bolitho revoyait la fine silhouette aperçue sur le Rosario.

— Priez pour que nous arrivions à temps !

Little, qui n’y comprenait goutte, alla rejoindre ses camarades pour un petit « rafraîchissement ». Voilà que le troisième lieutenant se montrait aussi acharné à faire une prise que le capitaine, conclut-il, ça ne pouvait faire de mal à personne.

Palliser faisait les cent pas à l’arrière comme une âme en peine.

— Réduisez la toile, monsieur Bolitho ! Faites rentrer les huniers et l’étai ! Et rondement !

Les hommes s’empressèrent aux drisses, d’autres grimpaient dans les enfléchures et sur les vergues.

Bolitho admirerait toujours autant la facilité avec laquelle des marins s’adaptaient à un nouveau bâtiment, même pour des manœuvres de nuit.

L’aube n’allait plus tarder et il sentait toutes les fatigues de la veille lui tomber dessus, ajoutées à celles de cette nuit blanche. Palliser avait maintenu sous pression l’équipage : changement d’amures, changement de route, réglage des voiles, au fur et à mesure qu’il réévaluait la position des autres. Ils avaient entendu à plusieurs reprises de courts échanges de tirs, mais Palliser les analysait comme des actions dissuasives plus que comme des engagements proprement dits. Une chose au moins était sûre : les agresseurs étaient au nombre de trois, en plein sur leur avant. Les pirates rôdaient comme une meute de loups autour de leur proie, guettant quelque erreur fatale. Little rendit compte :

— Tous les canons sont chargés, monsieur.

— Très bien, répondit Palliser – et plus bas à Bolitho : Tous les canons ! Quelques pierriers avec à peine assez de munitions pour effrayer une bande de corbeaux !

— Je demande l’autorisation de hisser le pavillon, monsieur.

C’était Ingrave.

— Allez-y, lui répondit Palliser, nous sommes sur un bâtiment du roi et il y a peu de chances que nous en rencontrions un autre.

Bolitho avait entendu quelques remarques de l’équipage au cours de la nuit. Les hommes s’inquiétaient à l’idée de combattre des pirates ou qui que ce fût d’autre avec un armement aussi dérisoire.

Bolitho risqua un regard à tribord, pour tenter de distinguer une lueur. Mais ils avaient une excellente vigie dans la hune, ce qui constituait leur meilleur espoir de surprendre l’ennemi. Des pirates qui s’apprêtent à prendre un navire de commerce à l’abordage songent rarement à placer une vigie.

Slade discutait à voix basse avec Palliser : encore un qui s’inquiétait !

Palliser le reprit brutalement.

— Occupez-vous donc du cap et restez prêt à virer de bord si nous rencontrons l’ennemi. Pour le reste, ce sont mes affaires, compris ?

Bolitho en avait les lèvres tremblantes : l’ennemi ! Palliser n’avait plus aucun doute sur ce qui les attendait.

Stockdale sortit de l’ombre, luttant contre la gîte.

— Ces fumiers tirent à boulets ramés, je les ai nettement entendus une ou deux fois quand j’étais là-haut.

Bolitho se mordit la lèvre : les choses étaient claires, ils voulaient mettre bas le gréement du Rosario pour s’en emparer en courant le minimum de risques. Ils allaient être pris de court en voyant l’Héloïse leur tomber dessus, au moins dans un premier temps.

— La Destinée est peut-être derrière nous, qui sait ?

— Peut-être bien.

Jury s’approcha de lui. Il était clair que Stockdale ne croyait pas trop ce qu’il venait de lui dire, pas plus d’ailleurs qu’il n’y croyait lui-même.

— Vous croyez que ça va prendre encore longtemps, monsieur ? demanda Jury.

— L’aube approche, nous verrons leurs huniers ou leurs pommes de mât d’un instant à l’autre. Et s’il y en a un qui fait feu, nous aurons au moins un relèvement.

Jury essayait de distinguer son visage dans l’ombre.

— Et ça ne vous fait rien, monsieur ?

Bolitho haussa les épaules.

— Pour l’instant, non, on verra plus tard. Nous saurons bientôt – il se retourna pour mettre la main sur son épaule : Souvenez-vous d’une chose, Mr Palliser a choisi soigneusement ceux qui sont ici, et ils sont parmi les plus expérimentés. Mais les officiers sont tous jeunes. Alors, gardez la tête froide et arrangez-vous pour qu’on vous voie en permanence. Pour le reste, faites confiance à Mr Palliser.

Jury fit un sourire qui se transforma en grimace : ses lèvres gercées lui faisaient mal.

— Je reste avec vous.

— Vous demande bien pardon, mon jeune monsieur, mais vous prenez ma place, fit Stockdale en riant doucement – il lança son couteau qui alla se planter dans la lisse. Si vous voulez pas perdre la tête, faites excuse !

— A border la misaine, cria Palliser, elle faseye !

— C’est l’aube, monsieur, signala l’aide du bosco.

— Merci de vos avis, Pearse, répondit le second d’un ton aigre, nous ne sommes ni sourds ni aveugles !

— T’es un vrai salopard, Palliser, murmura Pearse dans son dos, tout en s’assurant que personne ne l’entendait.

— Ohé du pont, héla la vigie, voile à tribord avant ! Et en voilà encore une autre à bâbord !

Un éclair orange : c’était un coup de canon, dont le bruit arriva aussitôt après.

— J’en vois une troisième au vent ! cria Slade d’une voix inquiète.

Bolitho serra la garde de son sabre pour se rasséréner.

Trois vaisseaux. Celui du centre était sûrement le Rosario, et ses deux agresseurs complétaient le triangle. Il entendit un sifflement aigu puis un grand choc. Quelques bouts de gréement tombèrent à l’eau.

— Toujours leurs boulets ramés, lâcha seulement Stockdale, quelle bande de salauds !

— Parés sur le pont, préparez les mèches !

Il n’était plus nécessaire de se faire discret. Bolitho entendit un trille de sifflet sur le bâtiment le plus proche, un coup de pistolet. Ou le coup était parti par accident, ou il s’agissait d’un signal pour alerter la conserve.

Mousquets et poires à poudre parés, piques et coutelas à la main, les marins de la Destinée essayaient de deviner ce qui se passait dans l’ombre.

— A ferler la misaine !

Les hommes coururent pour exécuter l’ordre et la grande toile fut aussitôt carguée. Les premières lueurs de l’aube révélaient un peu partout des silhouettes indécises d’hommes allongés et les formes des pierriers. Tout était en place pour le lever de rideau.

Nouvelle série de tirs, Bolitho entendit un boulet ramé passer à raser au-dessus de sa tête.

— Jésus, grommela Little entre ses dents, il est trop haut çui-ci !

Mais le boulet fit pourtant tomber une pluie de débris sur tribord, pile entre les deux mâts.

— La barre dessous ! ordonna Palliser, serrez le vent tant que vous pouvez !

— Du monde aux écoutes !

Le brigantin obéit lentement dans les claquements de protestation des voiles qu’il portait encore.

— En route ouest-noroît, monsieur !

Leur adversaire se remit à tirer et un boulet vint s’écraser à vingt pieds devant l’étrave dans une grande gerbe qui arrosa copieusement le gaillard d’avant.

Le feu s’intensifiait maintenant, les boulets pleuvaient un peu au hasard. Les canonniers de l’Héloïse essayaient en vain de saisir les intentions de l’ennemi.

Un boulet passa en ronflant dans la trinquette et laissa dans la toile un trou large d’une tête.

— Mais il est complètement fou, hurla Palliser, il nous tire dessus !

— I’croit sans doute qu’on est des pirates nous aussi ! ricana Little.

— Je vais lui montrer, moi, si on est des pirates !

Palliser mit le cap droit dessus. Le brick sortait de l’ombre sur bâbord et réduisait la toile en virant de bord pour approcher de cet intrus.

— La goélette, on tire sur la goélette pour commencer !

Little mit ses mains en porte-voix :

— Sur la crête, les gars, attendez d’être sur la crête !

Les hommes qui s’affairaient à traîner le dernier pierrier sur bâbord demandaient à Little de leur accorder un peu de temps.

Mais il connaissait son métier :

— Vous inquiétez pas, ça va aller !

On aurait dit qu’il flattait l’encolure d’un animal pour le calmer.

Les mèches plongèrent dans les lumières comme des vers luisants et les pierriers rugirent à l’unisson. Les boîtes à cartouches balayèrent le gaillard de l’ennemi, Bolitho crut entendre des hurlements de douleur.

— Paré à abattre ! ordonna Palliser.

Il n’avait pas besoin de porte-voix pour se faire entendre.

— Les écoutes sous le vent, à choquer les écoutes sous le vent !

Puis le second se précipita pour aller rejoindre Slade près de la barre.

— Nous allons tirer une seconde bordée, la barre dessous !

Le brigantin abattit lourdement, toutes voiles faseyantes. Les hommes se pressaient pour brasser les vergues. L’ennemi passa devant le boute-hors et se retrouva la poupe bâbord à eux. Ils fonçaient droit dessus.

— Allez Little, hurla Palliser, arrosez-moi ce tillac ! – et à Slade : Tiens bon, comme ça !

Bolitho comprenait trop bien l’hésitation de Slade : ils venaient droit sur le tableau comme un fauve qui charge, le choc promettait d’être effroyable.

— Feu !

Les pièces des deux adversaires lâchèrent simultanément de longues flammes orangées. Immédiatement après, ce fut le fracas du fer qui s’écrasait sur les bordés. La mitraille de l’Héloïse avait apparemment nettoyé à blanc le château : timoniers ou gabiers, aucun ne pouvait échapper aux faucheuses de marguerites. La goélette tombait sous le vent, et Little se prépara à cracher une nouvelle bordée.

— A envoyer la misaine ! ordonna Palliser.

Bolitho voyait sa haute silhouette se détacher à l’arrière sur le mur de flammes.

— Feu !

Un déluge de fer passa au-dessus de lui : le second pirate arrivait à la rescousse.

Et il aperçut enfin le Rosario. Son sang se glaça à ce spectacle : le mât de misaine était tombé, il ne restait que la moitié du grand mât. Des débris traînaient un peu partout sur le pont, des ruisseaux de sang s’échappaient par les dalots, à croire que c’était le bateau lui-même qui le perdait à grandes pulsations, et non ses défenseurs.

— Du monde aux manœuvres !

Bolitho crocha un matelot par l’épaule :

— Allez, vivement, allez rejoindre les autres !

L’homme courut se jeter sur une écoute, comme s’il avait senti une poigne de fer.

Un fracas énorme, Bolitho manqua tomber à genoux sous le choc. La coque de l’Héloïse encaissa deux nouveaux coups de plein fouet.

Comme pétrifié, Ingrave fixait la goélette, incapable de bouger d’un pouce.

— Descendez à la cale pour estimer les dégâts ! lui cria-t-il.

L’autre ne bougeant toujours pas, il dut aller le secouer par la manche comme une poupée de chiffon.

— Allez, monsieur Ingrave, allez sonder le puits de cale !

Ingrave le regardait sans comprendre, les yeux vides. Puis, sans raison apparente, il courut à la descente.

Stockdale tira violemment Bolitho par la manche. Une énorme poulie s’écrasa juste à côté de lui, suivie d’un amas de cordages, et rebondit sur le pont avant de tomber à l’eau.

— Paré, cria Palliser en sortant son épée paré à l’abordage !

Contre les canons de la goélette, d’aussi faible calibre qu’ils fussent, leurs pierriers ne pouvaient faire grand-chose. Une boîte à mitraille alla réduire en charpie la misaine du pirate et au passage réduisit deux hommes en bouillie. Mais les boulets continuaient de marteler leurs œuvres vives, on entendait le fracas du bois éclaté, et il était évident qu’ils commençaient à souffrir sérieusement.

Quelqu’un avait réussi on ne sait trop comment à mettre les pompes en marche, mais il vit deux hommes gravement atteints s’écrouler. Un troisième, qui s’affairait aux bras de hunier, rampait désespérément en essayant de se mettre à l’abri. Sa main ne tenait plus au bras que par un lambeau de chair.

— Venez me rejoindre à l’arrière ! cria Palliser.

Bolitho se précipita sur le tillac.

— Les choses prennent mauvaise tournure, descendez et allez vérifier l’état des fonds !

Il ferma les yeux sous le bruit des impacts qui ne discontinuaient pas. Un homme poussa un hurlement d’agonie.

— Vous entendez ça ? Ce bateau est en train de mourir.

Bolitho le regarda. Ce n’était que trop vrai : l’Héloïse, si manœuvrante d’habitude, s’alourdissait inexorablement et ne répondait plus ni à la barre ni au vent. Les rôles s’étaient subitement inversés, et leurs adversaires allaient leur faire payer chèrement leur peau.

— Je vais me diriger sur le brick, décida Palliser. Avec notre équipage et leurs canons, il y a peut-être encore une chance de s’en tirer. Et maintenant, ajouta-t-il à l’adresse de Bolitho, descendez, descendez vite.

Bolitho dévala la descente en prenant à peine le temps de jeter un dernier coup d’œil sur le pont dévasté maculé de sang. C’est à cet endroit même qu’ils s’étaient battus victorieusement une première fois, mais le sort en avait peut-être décidé autrement aujourd’hui.

— Venez avec moi, ordonna-t-il à Jury.

Il essayait de percer l’obscurité, déjà angoissé à l’idée de se laisser prendre au piège si le bâtiment venait à sombrer. Il essaya de parler d’une voix aussi neutre que possible pour cacher son anxiété.

— Nous allons évaluer les avaries tous les deux. Et si je tombe…

Il vit Jury tressaillir : l’aspirant n’avait donc pas vaincu son appréhension à l’idée de mourir.

— … si je tombe, vous irez rendre compte à Mr Palliser.

Parvenu en bas de l’échelle, il alluma un fanal de combat et s’engagea dans l’entrepont. Il fallait éviter tous les débris de bois tombés du pont et l’on entendait encore, bien qu’assourdis, tous les fracas du combat qui se déroulait au-dessus.

Leurs deux attaquants les pressaient chacun d’un bord, sans se soucier de risquer une collision. Ils n’avaient plus qu’un seul but : détruire cet impudent dont le pavillon rouge flottait toujours à la corne.

— J’entends du clapotis, fit Bolitho en ouvrant un panneau de cale.

— Mon Dieu, murmura Jury, nous coulons !

Bolitho se pencha un peu pour éclairer le trou noirâtre avec son fanal. Un vrai spectacle de désolation l’attendait : tonneaux percés, débris de toile flottaient au milieu de débris de bois, et il était trop visible que l’eau entrait toujours à flots.

— Retournez voir le premier lieutenant, ordonna-t-il à Jury, dites-lui qu’il n’y a plus aucun espoir – devant son air effaré, il le prit par la manche : Allez, montez, et souvenez-vous de ce que je viens de dire, tout le monde vous observera.

Il se força à sourire, pour bien lui montrer que les choses n’avaient plus d’importance.

— Ça ira ?

Jury reculait lentement, les yeux rivés sur Bolitho.

— Mais vous, qu’allez-vous faire ?

Bolitho tourna brusquement la tête en entendant un nouveau coup de marteau. L’une de leurs ancres s’était dessaisie et heurtait sauvagement la coque à chaque coup de roulis. Mais cela ne pouvait plus guère qu’accélérer un peu leur fin.

— Je vais chercher Olsson, il faut libérer les prisonniers.

Et il se retrouva seul. Il respira profondément, essayant de ne pas trembler, et reprit lentement sa progression. Toujours ce martèlement lancinant de l’ancre, qui battait lugubrement comme un tambour lors d’une exécution capitale.

Il y eut un nouveau bruit contre la muraille, suivi immédiatement d’un énorme craquement. Il se raidit soudain, s’attendant au choc final lorsque le pont toucherait l’eau.

Il bascula dans le noir, le fanal lui échappa, il ne se souvenait de rien. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il était coincé sous un amas de bois, incapable de faire un geste.

Il appliqua l’oreille contre un caillebotis d’aération et entendit l’eau bouillonner. Glacé de terreur, il savait qu’il ne lui restait plus que quelques secondes pour se sortir de là. Non, surtout, ne pas crier en se débattant pour échapper au traquenard.

Des pensées folles lui couraient dans la tête : sa mère quand elle l’avait vu s’en aller, la mer au bout de la pointe de Falmouth lorsqu’il était parti avec son frère sur un petit bateau de pêche, la fureur de leur père lorsqu’il avait découvert le pot aux roses…

Il avait les yeux grands ouverts, mais impossible de remuer un doigt : il était pris au piège.

L’ancre avait cessé de battre. Cela signifiait sans doute qu’elle était sous la flottaison avec tout le gaillard d’avant.

Il ferma les yeux, priant seulement le ciel de ne pas craquer avant la fin qui l’attendait.

 

Le feu de l'action
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